Madonna, la solitude au sommet
Article d’Arnaud Robert paru dans le journal suisse ‘Le Temps:
Madonna, la solitude au sommet
LEGENDE. L’idole américaine donne samedi son seul concert suisse. Qu’est-ce qui fait d’elle une exception depuis vingt-cinq ans?
1984. Une jeune fille impose ses dentelles, ses chignons de tissu et ses colifichets simili-chrétiens dans un tube dégingandé, “Like a Virgin“. Quelques mois plus tôt, Louise Ciccone, née le 16 aoà»t 1958, a débarqué à New York de sa banlieue du Michigan. Elle sert dans les bars. Vit la nuit. Ronald Reagan est à Washington, l’Amérique sort juste d’une terrible récession. Et cette fille de l’immigration italienne, qui rote à tout bout de champ et vise à devenir “Michael Jackson au féminin”, s’apprête à régner. En 2008, elle tourne encore. Témoin d’une époque à jamais révolue. Avec les transformations radicales de l’industrie du disque, mais aussi celle de la société en général qui n’accorde plus autant de marge de manÂœuvre aux stars de la pop, il semble que plus jamais il n’existera de place pour une nouvelle Madonna.
• La femme
C’est une femme. Cela ne fait pas un pli. Au début des années 80, il existe encore très peu de chanteuses dans la pop music dont le succès égale celui des hommes. Elles sont interchangeables, toujours considérées comme les outils d’une industrie machiste. La première productrice de Madonna, Camille Barbone, se souvient de ces réunions de managers caricaturaux, avec cigares et bedaine, qui ne prenaient pas au sérieux une post-adolescente à l’allure punk.
Madonna fait du combat féministe la seule constante de son parcours sinueux. Lutte paradoxale pour la réappropriation du corps par la masturbation – la scène de joie solitaire sur un lit, lors de la tournée Blond Ambition, reste un haut fait. Prise de pouvoir par le sexe, donc. Le cas Madonna fait débat chez les féministes, qui considèrent parfois que les références obsessionnelles à la pornographie (le film In Bed With Madonna, le livre Sex) ne font que reproduire l’archétype de la bimbo libidinale.
Quoi qu’il en soit, la chanteuse invente un nouveau statut, celui de pop star au féminin, cheffe d’entreprise et maà®tresse de sa propre destinée. Ni Britney Spears, ni Céline Dion, ni Rihanna ne reprendront le flambeau du féminisme offensif.
• Les tabous
C’est que l’époque a changé. Là où l’on pourrait penser que le XXIe siècle naissant offre davantage d’espace à la subversion pour les pop stars, c’est l’opposé qui prévaut. Les scandales liés à des stars sont soit l’effet du hasard, de la manipulation niaise (le sein dénudé de Janet Jackson en finale du Superbowl), ou alors de l’intimité nauséeuse (Paris Hilton à cheval sur son ami dans une vidéo volée, Amy Winehouse sur une civière après un malaise).
Une stratégie de la provocation par le tabou rompu. Marquée par la mort précoce de sa mère, une catholique fervente, Madonna intègre tous les signes de la dévotion et de son renversement rebelle. Dans le clip de Like a Prayer, en 1989, elle fait l’amour avec un Christ noir devant un champ de croix en feu. En 2006, elle pose sur un crucifix géant recouvert de brillants, dans la tournée Confession. Elle utilise au fond l’attirail du sacré autant pour choquer à moindres frais que pour affronter les limites de la société américaine.
De même pour la sensualité arrogante, le soutien à la communauté homosexuelle, les quelques prises de position politiques contre Bush et la guerre en Irak, Madonna est la chanteuse pop qui a su le mieux calculer ce qui pouvait être acceptable du plus grand nombre sans renoncer à sa soif d’expression. Et la mise en scène de l’intime, la culture du blog, qui animent notre temps, la dépassent légèrement. L’épisode de son adoption tumultueuse au Malawi, qui a rempli les tabloà¯ds anglais pendant des semaines, lui a laissé un arrière-goà»t de perte de contrôle. “Je ne révèle que ce que je veux révéler”, déclare-t-elle un jour.
• L’argent
Madonna ne connaà®t qu’un rival sur le plan commercial, Michael Jackson. Dans la première décennie de sa carrière, son label Warner engrange grâce à elle plus de 12 milliards de dollars, pour 70 millions d’albums vendus. C’est l’âge d’or du disque compact. Elle fonde son propre label, Maverick, qui produit autant une artiste noire d’avant-garde, Meshell Ndegeocello, qu’une bécassine à guitare, Alanis Morissette.
De plus, les activités annexes de la chanteuse (ses films, son livre Sex qui s’écoule à plus d’un million d’exemplaires en quelques jours, ses contes pour enfants) en font une milliardaire sans complexes. Le journaliste anglais Barney Hoskyns la décrit au début de sa trajectoire comme “une de ces yuppies qui érigeaient la cupidité en règle morale”. Fille des années 80 et du disque florissant, elle détient un pouvoir que plus aucune des jeunes starlettes de l’industrie ne peuvent aujourd’hui revendiquer. Les albums qui se vendent à près de 20 millions d’exemplaires – jauge par laquelle on estimait la qualité de pop star jusqu’à Britney Spears – sont désormais des incongruités. Le disque Back to Black d’Amy Winehouse, le plus vendu en 2007, vient tout juste d’atteindre les 10 millions d’exemplaires écoulés.
En 2007, libérée de son contrat avec Warner, elle signe pour Live Nation, un organisateur de spectacles qui lui envoie un chèque de 120 millions de dollars. Tout se juge désormais à l’aune de la performance et du gigantisme. La quinquagénaire espère désormais dépasser son record précédent sur la route. Plus de 200 millions de dollars pour donner de la voix quelques semaines. Quand les majors du disque sont saisies d’une irrépressible panique face à la chute régulière de leurs ventes, Madonna semble être encore la dernière à surfer sur une économie dont les grands patrons de la musique se souviennent avec mélancolie.
• La musique
Et si, au fond, c’était dans l’art qu’il fallait chercher les vraies raisons de l’exception Madonna? A jamais sous-estimée, décrite comme une opportuniste sans don réel, Madonna a su pendant vingt-cinq ans coaguler des forces de l’underground dont elle est l’héritière. Dans le Manhattan de la fin des années 70, elle côtoie autant le milieu de la disco que celui du rap naissant. Elle sort avec Jean-Michel Basquiat, côtoie Andy Warhol. Danseuse impressionnante, elle rejoint la compagnie d’Alvin Ailey, puis celle de Pearl Lang.
Tout au long de son parcours, elle multiplie les collaborations inattendues, opte pour des créateurs encore méconnus. Jean-Baptiste Mondino réalise ses clips; Gautier ses costumes. Et ses producteurs, de William Orbit à Mirwais, ne sont pas en général les tâcherons globalisés dont les pop stars se servent à tour de rôle. Quant à ses spectacles, ils multiplient les références à Fritz Lang, Tamara de Lempicka, la poétesse Anne Sexton.
“Je suis l’art“, a coutume de répéter une Madonna qui se voit d’abord comme la somme des fantasmes et des virages de son temps. Changeante et imperturbable, Louise Ciccone continue de réaliser une Âœuvre grandiose, imparfaite, qui oscille entre le risque pris et l’assurance du retour.”
Source: Arnaud Robert / letemps.ch.